Théâtre complet, dir. BODY Jacques, Paris, Gallimard, Pléiade, 1982.
Ce volume contient : Siegfried, Fugues sur Siegfried, Fin de Siegfried
Amphitryon 38
Judith
Intermezzo
Tessa
La Guerre de Troie n’aura pas lieu
Supplément au voyage de Cook
Électre
L’Impromptu de Paris
Cantique des cantiques
Ondine
Sodome et Gomorrhe
L’Apollon de Bellac
La Folle de Chaillot
Pour Lucrèce
Les Gracques (pièce inachevée)
Les Siamoises (pièce ébauchée)
Théâtre complet, présentation et notes de TEISSIER, Guy, Paris, Livre de poche, « La Pochothèque », 1991.
Ce volume contient : Siegfried
Amphitryon 38
Judith
Intermezzo
Tessa
La Guerre de Troie n’aura pas lieu
Supplément au voyage de Cook
Électre
L’Impromptu de Paris
Cantique des cantiques
Ondine
Sodome et Gomorrhe
L’Apollon de Bellac
La Folle de Chaillot
Pour Lucrèce
Amphitryon 38, préfacé par ALMEIDA Pierre d’, Paris, Livre de poche, 1994 (1ère édition : 1929).
« Je ne crains pas la mort. C’est l’enjeu de la vie. Puisque ton Jupiter, à tort ou à raison, a créé la mort sur la terre, je me solidarise avec mon astre. Je sens trop mes fibres continuer celles des autres hommes, des animaux, même des plantes, pour ne pas suivre leur sort. Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu’il n’y aura pas un légume immortel. » (II, sc.2)
Plaute glorifiait le héros Hercule en racontant son origine divine. Il faisait une comédie facile d’un événement sacré : la descente du dieu sur terre pour engendrer le plus grand des héros. Molière lui emboîtait le pas et l’image de Sosie battu par lui-même ou celle d’Amphitryon apprenant par sa femme les exploits nouveaux dont il s’apprête à l’informer, ont laissé des traces jusque dans la langue.
Giraudoux a bien sûr conservé ce comique de situation, mais en faisant pour une fois d’Alcmène le personnage principal, malgré le titre de la pièce. Et surtout en faisant d’elle l’adversaire acharnée et victorieuse de la volonté divine. Car si elle a passé une nuit avec Jupiter et doit engendrer Hercule, Jupiter ne pourra pas passer une deuxième nuit avec elle et surtout ne pourra pas lui apprendre la vérité qu’elle refuse de connaître.
Triomphe donc de l’humanité moderne, qui désire rester « entre soi » face à ces dieux indélicats qui s’immiscent dans son intimité, face à ces dieux étrangement limités et qui connaissent si mal leurs créatures. Reprenant la matière antique, Giraudoux déplace la perspective dans le sens d’un approfondissement de la réflexion sur les relations problématiques entre hommes et dieux.
L’Apollon de Bellac (1942)
« Supposez que c’est le dieu de la beauté même qui vous ait visitée ce matin. Peut-être d’ailleurs est-ce vrai. C’est ce qui vous a vernie et vous émeut et vous oppresse. Et que soudain il se dévoile. Et que c’est moi. Et que je vous apparaisse dans ma vérité et mon soleil. Regardez-moi, Agnès. Regardez l’Apollon de Bellac.
La pièce a été créée par Louis Jouvet en 1942 à Rio de Janeiro sous le titre l’Apollon de Marsac, avant de prendre le titre actuel.
– Je ferme les yeux pour vous voir, n’est-ce pas ? » (scène IX)
Visitation, école de la jeune femme Agnès qui apprend l’unique recette pour trouver du travail et un mari riche : dire aux hommes qu’ils sont beaux comme l’Apollon de Bellac. Cette comédie qui montre la défaite des gens hargneux et mesquins au profit de la jeune Agnès n’est cependant pas sans soulever quelques questions de fond. D’abord celle de la beauté : dite, crue, souhaitée, vue les yeux fermés, incarnée par cet étrange Monsieur de Bellac qui pourrait bien, mais ce n’est pas sûr, être Apollon lui-même. Mais voici qu’une fois de plus un dieu vient visiter un mortel : Jupiter avait honoré Alcmène de sa présence en 1929 dans Amphitryon 38, Iris apportait des messages aux Troyens en 1935 (La Guerre de Troie n’aura pas lieu), sans oublier les combats avec l’ange que devaient livrer Judith (Judith, date) et Lia (Sodome et Gomorrhe, date).
Sous des formes très diverses et avec des issues variées, la même confrontation se joue : celle de l’humain et du divin. Malgré la fin heureuse et la légèreté de l’Apollon de Bellac, le lecteur/spectateur est sensible à l’ambiguïté, au doute, au léger malaise final. Giraudoux pourrait bien être à sa façon tout aussi « inquiéteur » que Gide.
Cantique des cantiques, (1ère représentation : 1938)
Électre, édition présentée, établie et annotée par LANDEROUIN Yves, Paris, Garnier-Flammarion, 2015 (1ère édition : 1937).
« Femme Narsès : Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève […] et que tout est gâché, et que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent […] Le mendiant : Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore ». Électre reprend un épisode du cycle troyen : la vengeance qu’Électre et son frère Oreste vont accomplir en assassinant leur mère, Clytemnestre, et son amant, Égisthe, pour le meurtre ancien d’Agammenon, le roi d’Argos. Giraudoux introduit plusieurs changements d’importance dans le matériel hérité de la tradition : au début de la pièce, Électre ignore encore que son père a été assassiné. La pièce se double donc d’une enquête qui amène à la révélation progressive de la vérité qui n’est pas sans faire penser à Œdipe Roi. Par ailleurs, Giraudoux élargit la tragédie familiale en donnant une dignité nouvelle au personnage d’Égisthe qui acquiert au fil de la pièce la grandeur véritable d’un homme d’État préoccupé du salut de son peuple, son affrontement avec Électre s’apparentant dès lors à celui d’Antigone avec Créon, tel que Hegel a pu l’interpréter. Giraudoux s’est aussi attaché à faire de sa pièce une chose légère et rapide, à la fois par le brillant des dialogues et par le jeu constant sur les ruptures de ton, passant du tragique au vaudeville avec le couple du président du tribunal et de sa femme volage, ou encore à l’élégiaque et au bucolique avec la figure typiquement giralducienne du jardinier. Mais dans le même temps il en fait une réflexion sur le destin et le tragique, notamment en faisant des traditionnelles Érynies, déesses de la vengeance, des petites filles dont la croissance se déroule en accéléré durant la pièce et surtout à travers la figure énigmatique du Mendiant, à la fois spectateur ironique et amusé de l’intrigue et figure prophétique annonçant le destin. Du fait de cette richesse thématique, de la profondeur du jeu avec l’héritage et de l’élégance de la langue, Giraudoux réussit avec Électre sans doute une de ses plus belles pièces.
La Folle de Chaillot, Livre de Poche, 2002 (1ère édition : 1945)
« Vous pouvez tolérer cela, un monde où l'on ne soit pas heureux, du lever au coucher ? Où l'on ne soit pas son maître ? Seriez-vous lâches ? Puisque vos bourreaux sont les coupables, Fabrice, il n'y a qu'à les supprimer » (acte I) À la terrasse de "Chez Francis", des hommes d'affaires veulent détruire Chaillot pour trouver du pétrole. Par le chantage, ils poussent Pierre au crime ; il tente de se suicider. Alors paraît Aurélie, Folle grotesque et sublime. Elle chasse les escrocs et redonne à Pierre le goût de la vie. Avec le Chiffonnier, Irma la plongeuse et le peuple de Chaillot, elle déclare la guerre aux « mecs » qui envahissent le monde.
Dans son sous-sol, avec les Folles de Passy, de Saint-Sulpice et de la Concorde elle constitue (en prenant le thé) un tribunal pour juger les exploiteurs. Après une plaidoirie cynique de leur avocat, incarné par le Chiffonnier, les affairistes sont condamnés. Attirés par l'odeur du pétrole, ils se précipitent dans une trappe sans fond, d'où miraculeusement ressortent les bienfaiteurs de l'humanité. L'hésitant Pierre finit par embrasser Irma et la Folle retourne à ses protégés, les animaux : « Il n'y a pas que les hommes ici-bas. Occupons-nous un peu maintenant des êtres qui en valent la peine ! »
Cette fable comique, qui donne une forme théâtrale aux propositions politiques de Pleins pouvoirs (1939), lie l'évocation du temps perdu à de surprenantes prophéties écologistes. Derrière un rôle fascinant se découvre une interrogation essentielle sur le monde. La pièce, créée à l'Athénée après la mort de Giraudoux par Moreno et Jouvet, connut un triomphe et n'a cessé d'être représentée en France et à l'étranger. Aux États-Unis, elle a été adaptée en « musical » sur Broadway, en film avec K. Hepburn (1969).
La guerre de Troie n’aura pas lieu, édition présentée, établie et annotée par BODY Jacques, Paris, Gallimard, Folio, 2015 / La guerre de Troie n’aura pas lieu, édition présentée, établie et annotée par LANDEROUIN Yves, Paris, Garnier-Flammarion, 2015 (1ère édition : 1935)
« Les autres Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc. L’or de vos temples, celui de vos blés et de votre colza, ont fait à chacun de nos navires, de vos promontoires, un signe qu’il n’oublie pas. Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des légumes trop dorés. » (II, sc. 13)
Cette pièce était celle que Giraudoux aimait le moins. C’est peut-être pour les mêmes raisons qui nous la font aimer ; en effet il est rare qu’il affirme aussi clairement une position ou une idée. Il y avait quelque courage, en 1935, à donner aux commémorations nées après la première guerre mondiale leur juste poids et le discours aux morts d’Hector est toujours d’actualité ; il y avait aussi du courage à clamer qu’il n’y a pas de guerre juste ni justifiable.
Hector, héros vainqueur devenu champion de la paix, va accumuler les victoires, accepter les pires sacrifices pour sa cause, mais il échouera finalement, quelques pas seulement avant la victoire.
Peu importe de savoir si Hector a eu tort de tuer Démokos. Son échec n’est pas dû à une défaillance personnelle mais au destin qui doit s’accomplir. Hector est un héros tragique car Hélène est une envoyée du destin, et que le destin, quoi qu’on fasse pour l’éviter, s’accomplit toujours. Œdipe, pour ne citer que lui, est un bon exemple de cette loi.
Dans cette pièce, Giraudoux nous montre combien il connaissait intimement l’essence du tragique grec.
L’impromptu de Paris, (1937)
« Le théâtre n'est pas un théorème, mais un spectacle, pas une leçon, mais un filtre. C'est qu'il a moins à entrer dans votre esprit que dans votre imagination et dans vos sens, et c'est pour cela, à mon avis, que le talent de l'écriture lui est indispensable, car c'est le style qui renvoie sur l'âme des spectateurs mille reflets, mille irisations qu'ils n'ont pas plus besoin de comprendre que la tache de soleil envoyée par la glace » (scène 3)
Créée en première partie d'une reprise de La Guerre de Troie n'aura pas lieu et sur le modèle de L'Impromptu de Versailles de Molière, cette courte pièce expose quelques-unes des grandes idées de Giraudoux sur le théâtre. Les personnages en sont les comédiens eux-mêmes : la troupe de Jouvet qui répète à l'Athénée, un après-midi de 1937. Un député nommé Robineau fait irruption sur scène. Ayant à décider de l'usage d'une subvention de cent millions, il demande à Jouvet de lui « expliquer le théâtre » en un quart d'heure. Jouvet commence par raconter un de ses rêves, où les critiques se cotisaient pour couvrir les déficits du théâtre. Puis, par sa voix, Giraudoux répond à ceux qui croient l'insulter en qualifiant ses pièces de « littéraires ». Jouvet justifie ensuite son goût prononcé pour le succès, sans lequel les comédiens sont des pantins et les auteurs des fantômes. Enfin, il apostrophe l'État en la personne de Robineau, que les machinistes ont élevé dans les airs au moyen d’une « gloire », et lui demande de reconnaître la dignité et l'utilité du théâtre: « un peuple n'a une vie réelle grande que s'il a une vie irréelle puissante ». Au-delà des allusions à l'actualité où il s'inscrit, le discours de Giraudoux -en particulier celui sur la place d’une telle forme d’art dans la société moderne- n’a rien perdu de son intérêt.
Intermezzo, (1ère représentation : 1933)
"L'arbre est le frère non mobile des hommes" (Acte I, sc. 6) Cette fantaisie légère présente diverses facettes : bluette sentimentale, pièce policière, fantaisie onirique, commedia dell’arte, passage du fantastique, poésie rurale, rationalité laïque aux prises avec la pédagogie moderne et les influences surnaturelles. Un spectre, d’abord faux, puis vrai, hante depuis quelque temps un petit bourg limousin. Il n’est visible que pour l’institutrice Isabelle qui en tombe amoureuse mais il y dérègle tous les fonctionnements. L’inspecteur d’académie, appelé pour ramener Isabelle et ses élèves à la raison, se charge de faire tuer le spectre. Isabelle est tentée de céder aux avances du spectre et de le suivre au pays des morts pour l’apaiser et aussi par attirance pour le monde surnaturel. Mais le Contrôleur, qui aime Isabelle, aidé par le Droguiste qui est un peu le metteur en scène des différents moments-clés de la pièce, installe autour de la jeune femme une espèce de concert des voix et des bruits du village qui réussit à garder Isabelle dans le monde des vivants. C’est une pièce poétique et finement comique, entre prose de la vie villageoise et poésie du rêve.
Judith, (1ère représentation : 1933)
« Les dieux infestent notre pauvre univers, Judith […] Mais il est encore quelques endroits qui leur sont interdits ; seul je sais les voir. Ils subsistent, sur la plaine ou sur la montagne, comme des taches de paradis terrestre » (Acte II, sc. 4) Alors que la ville de Béthulie est assiégée par les armées d’Holopherne, une prophétie court dans la ville qui désigne Judith, une jeune fille mondaine, élevée dans une famille de banquier juifs, comme celle qui, par sa beauté et sa pureté, pourra seule fléchir et vaincre le général assyrien. Convaincue par Joachim, le grand rabbin de se rendre dans le camp des ennemis, Judith y rencontre Holopherne. Mais au lieu du général cruel qu’on lui avait dépeint, elle rencontre un homme libre, dégagé du poids des dieux, qui l’éveille à l’amour. Au matin de la nuit qu’ils passent ensemble, consciente que la vie ne pourra jamais être à la hauteur de ce moment, elle le poignarde : vérité des faits divers qu’elle confie à un garde aviné, avant de la clamer devant tous les juifs venus saluer son geste. Contre la vérité des prêtres, qui veulent voir dans son acte la réalisation de la prophétie, Judith défend une vérité plus humble, celle de l’amour et de l’humanité. Mais du corps du garde s’élève soudain une voix qui dépossède Judith de sa nuit d’amour et lui révèle que Dieu n’a jamais cessé de la guider. « Judith la putain » doit alors céder devant « Judith la sainte », et la langue du garde sera tranchée pour que la légende biblique soit intacte.
Ondine, Livre de Poche, 2003 / Ondine. Intermezzo, édition présentée, établie et annotée par LAPLACE-CLAVERIE Hélène, Paris, Garnier-Flammarion, 2016 (1ère édition : 1939)
« Ce n'est pourtant pas tellement attrayant, la vie humaine, avec ces mains qu'il faut laver, ces rhumes qu'il faut moucher, ces cheveux qui vous quittent !... Ce que je demande, c'est vivre sans sentir grouiller autour de nous, comme elles s'y acharnent, ces vies extra-humaines... » (III, 4) L'homme rêve d'un amour absolu, d'un amour merveilleux. Mais que se passe-t-il quand le rêve s'incarne? Par une sombre nuit d'orage, un chevalier errant, nommé Hans von Wittenstein zu Wittenstein et fiancé à la fière Bertha, rencontre l'aventure chez un vieux couple de pêcheur : il tombe sous le charme de celle qu'il croit être leur fille et qui est en fait une créature du lac, une ondine. Le chevalier emmène Ondine à la cour, où la jeune épouse, ignorant les conventions humaines, met une joyeuse pagaille. Mais elle reste liée au règne des eaux par un pacte : si l'homme qu'elle a suivi la trahit, il mourra. Le destin s'accélère alors sur la scène du monde : Hans se réconcilie avec son ex-fiancée ; Ondine favorise leur rapprochement pour mieux les séparer mais échoue et, par amour toujours, disparaît en faisant croire qu’elle a trompé Hans. Sur le point d'épouser Bertha, le chevalier fait retrouver et juger l'ondine. Le procès en sorcellerie tourne rapidement au procès de l'Amour, véritable moteur du dénouement tragique que Hans et Ondine vont devoir affronter. Ondine n'est pas seulement l'habile récriture d'un conte romantique (de La Motte-Fouqué), c'est l’une des plus fines représentations de l’humanité que le théâtre ait jamais données.
Pour Lucrèce, (1ère représentation : 1953)
« Je connais cette femme. Elle est la pureté même, mais la pureté est comme la sainteté, un débordement de l’imagination » (acte II, scène 1). Tragédie ou mélodrame ? Cette pièce sombre, écrite en 1943, n’a été créée par Jean-Louis Barrault que 10 ans plus tard au Théâtre Marigny. Le titre fait allusion au viol de Lucrèce par Sextus Tarquin, mais l’action se déroule à Aix-en-Provence sous le Second Empire. C’est une histoire scabreuse qui prend sans doute à contrepied le climat moral vichyste : pour se venger de l’ordre moral que fait régner Lucile, la femme du procureur, Paola lui fait croire, après l’avoir endormie, qu’elle a subi un viol. La victime, troublée, finit par se suicider quand elle apprend qu’il n’a pas eu lieu. La pièce met aux prises deux femmes, l’une libertine et fière de l’être, l’autre prude qui dénonce les couples infidèles. L’essentiel de l’action est occupé par leurs duos, mais il s’y mêle des péripéties : un mari trompé défie en duel (par amour pour Lucile ?) le libertin-violeur supposé, lequel meurt en s’offrant aux coups de son adversaire (parce que la pureté de Lucile l’attirait ?). Le viol fictif a entraîné des effets de trouble érotique, et la façade morale qu’affichaient le procureur et sa femme s’effondre comme château de cartes. Reste la nostalgie d’une « pureté » qui n’est pas de ce monde. Ce faux viol est une « visitation » qui répète de façon beaucoup plus crue celle d’Amphitryon 38, et dont les effets psychologiques sont examinés au scalpel. Il y a dans cette pièce une violence sauvage qui rappelle parfois Strindberg.
Siegfried / Fin de Siegfried, Livre de Poche (1ère édition : 1928)
« Il serait excessif que dans une âme humaine, où cohabitent les vices et les vertus, seuls le mot 'allemand' et le mot 'français' se refusent à composer » (IV, 5).
Qu'est-ce qu'être français ? Qu'est-ce qu'être allemand ? Dans quelle mesure un homme s'identifie-t-il à son identité nationale ? La première pièce de Giraudoux reprend le sujet de son roman Siegfried et le Limousin. Siegfried est un de ces soldats que la première guerre mondiale a rendus amnésiques. Recueilli par Eva, il connaît rapidement en Allemagne un destin politique digne du nom légendaire qu'elle lui a donné. Mais Zelten, son adversaire, entreprend de faire éclater la vérité sur les origines du grand homme en faisant venir de France l'ex-maîtresse de celui-ci, Geneviève. Au sommet de sa gloire, Siegfried apprend qu'il est en fait Jacques Forestier et se retrouve pris entre Eva et Geneviève, son présent et son passé, l'Allemagne et la France. Dans une gare-frontière, les généraux Waldorf et Ledinger tentent de le dissuader de retourner en France, pays offrant peu de perspectives à un grand dirigeant. Mais Geneviève sait lui montrer le chemin qui le conduira à vivre en paix avec son passé et avec lui-même. La pièce doit une partie non négligeable de son charme à des personnages épisodiques tels que le douanier Pietri (corse, comme il se doit) ou Fontgeloy, officier prussien qui descend d'un huguenot chassé par Louis XIV et voue une haine inextinguible à la France.
Sodome et Gomorrhe, Grasset, 1984 (1ère édition : 1943)
« Le monde s’est dédoublé, et nous avons chacun le nôtre » (I, 1)
Un seul couple juste pourrait sauver Sodome et Gomorrhe. Cet argument biblique réactualisé sur fond de « mal des empires » - reflet probable des années sombres - détermine un huis-clos tragique et un affrontement verbal d’une extrême violence. Lia et Jean expérimentent ce déséquilibre du couple humain qui fait que chaque sexe vit pour son propre compte. Ni la recomposition sur la base de l’échange des partenaires, avec Ruth et Jacques, ni l’invitation de l’Ange à « mimer son devoir » pour préserver l’institution divine de l’amour, ni la tentation d’offrir à Dieu le front uni d’une résistance à sa colère n’y changeront rien : l’orgueil masculin et l’hystérie féminine auront le dernier mot et consacreront moins le désaccord « sexuel » que l’incapacité à décliner une identité imaginaire stable dans la relation amoureuse à l’autre. Ce constat réduit la pièce à une action purement verbale et imprime à l’échange le caractère d’une dialectique impitoyable. La tonalité amère est à peine rehaussée par les éclats du sarcasme introduits par le contrepoint comique du couple Samson - Dalila et par les interventions, dans un registre plus élégiaque, du Jardinier. Cette œuvre austère maintient cependant jusqu’au bout un lyrisme puissant qui, sur son versant singulier - celui du désespoir -, vient chercher Claudel sur son propre terrain.
Supplément au voyage de Cook, (1ère représentation : 1935)
"Outourou : Nous avons eu autrefois, dans l'île, un travailleur. Il allait chercher ses coquillages au large, alors que la côte en est tapissée. Il creusait des puits, alors que tout ruisselle ici de sources. Il détournait les cochons de notre herbe pour les engraisser avec une bouillie spéciale, et les faisait éclater. Tout dépérissait autour de lui. Nous avons été obligés de le tuer" (sc. 4). Mise en scène à l’Athénée en 1935 par Louis Jouvet en complément de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, cette pièce en un acte est une parodie dans l’esprit du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, mais transposée en référence aux voyages de l’explorateur anglais James Cook (1728-1779) qui effectua trois expéditions dans l’océan Pacifique à bord du navire Endeavour et fit escale à Tahiti où il prit contact avec les indigènes. Les noms de Solander et Sullivan sont historiques, ainsi que celui de Mr Banks, qui était l’un des naturalistes de l’expédition. L’intrigue est construite autour de la conversation entre Mr Banks, affublé des fonctions de naturaliste-empailleur, incarnant la « civilisation », et les indigènes, hommes et femmes, représentés par leur roi Outourou et sa famille. Le sel de la comédie résulte de l’opposition et de la parfaite incompréhension entre Mr Banks, représentant guindé de la morale puritaine, fondée sur les principes sacrés de la civilisation, à savoir « le travail, la propriété et la moralité », et la liberté des mœurs des prétendus sauvages, qui ignorent et violent joyeusement tous les interdits sexuels, moraux et sociaux qui régissent les nations occidentales. La pièce est un pied-de-nez aux tabous de la morale et une souriante invitation aux plaisirs de l’épicurisme.
Tessa, La nymphe au coeur fidèle (1ère représentation : 1934)
« J’ai l’impression d’avoir fini ma carrière. […] Comme si ma carrière avait été de t’aimer tant que tu ne saurais pas que tu m’aimes ». La pièce est créée à l’Athénée le 14 novembre 1934. Adaptation de The Constant Nymph, roman et pièce à succès de Margaret Kennedy, elle est écrite à la demande de Louis Jouvet qui cherche un rôle pour sa nouvelle compagne, Madeleine Ozeray. Ce texte permet cependant à Giraudoux de représenter à nouveau ces jeunes filles chères à son univers dans un mélodrame où se mêlent fantaisie et pathétique. Au Tyrol, les enfants du compositeur Sanger répètent pour l’anniversaire de leur père sous la direction de Lewis, un musicien ami de la famille dont Tessa est secrètement amoureuse. La mort brutale de Sanger met fin à ce monde idyllique : Lewis épouse Florence, une riche aristocrate britannique, et les enfants sont mis en pension en Angleterre. Malheureux, Lewis et Tessa finissent par s’avouer leur amour et s’enfuient en Belgique dans une minable pension où Tessa meurt prématurément. Avant Ondine, Tessa et Lewis incarnent la passion fatale entre une jeune fille et un homme aveugle et égoïste confrontés à une société conformiste. La pièce, qui met en scène une famille de musiciens, est aussi l’occasion d’une réflexion sur les rapports entre l’art et la société et de différentes mises en abyme.